L’année 1864 fut marquée par une naissance, mais pas celle d’un simple événement historique. Ce fut l’aube d’un rêve, d’une idée inédite qui embrassa les continents, transcendant les frontières et les langues : la fondation de l’Association Internationale des Travailleurs, plus connue sous le nom de la Première Internationale. Londres, cette capitale du monde industriel, fut le théâtre d’une réunion où les différences sociales, les inégalités et les souffrances ouvrières trouvèrent une voix commune. C'était une époque où le cri des forges et des usines rivalisait avec celui des enfants affamés, et où les travailleurs portaient sur leurs épaules le poids de l'industrialisation sans jamais en voir les fruits.
Ce soir d’automne, le 28 septembre 1864, la St. Martin's Hall résonnait des voix de centaines de délégués venus de tous les coins d’Europe, et même au-delà. Des ouvriers anglais aux tisserands français, des intellectuels allemands aux syndicalistes italiens, ils se rassemblèrent, unis par un désir ardent de changer leur condition. Au centre de cette assemblée, une silhouette se détachait : celle de Karl Marx, penseur révolutionnaire, qui insuffla à ce mouvement ses idées audacieuses. Pour Marx, ce n'était pas qu'une rencontre d'ouvriers, c'était la genèse d'une conscience collective, une fraternité des opprimés qui se levaient contre les tyrans de l'industrie et de la finance.
À cette époque, l’Europe était à la croisée des chemins. L'industrialisation avait transformé les paysages, remplaçant les champs par des cheminées d'usine crachant leur fumée noire. Dans ce nouvel ordre économique, les travailleurs étaient souvent réduits à l’état de machines, écrasés par des journées interminables de labeur. Les conditions étaient particulièrement dures dans les villes en pleine expansion comme Manchester ou Lyon, où les quartiers ouvriers n’étaient que des amas de bâtisses sombres, sans lumière ni espoir. Les maladies se propageaient, les enfants grandissaient dans la misère, et les rêves des hommes étaient souvent ensevelis sous le bruit sourd des machines.
Ce fut donc une lueur d’espoir qui émergea lors de la fondation de la Première Internationale. À Londres, cette assemblée improvisée prit une dimension inattendue. Les discours enflammés se succédèrent, et les paroles se mêlèrent dans une harmonie de revendications communes : réduction du temps de travail, éducation pour tous, salaire décent. Ce n’était plus une question nationale, c’était un appel global, une demande pour la justice, pour la dignité des travailleurs à travers les nations. Et là, parmi la foule, des leaders comme Mikhail Bakounine et Eugène Varlin se dressaient, donnant corps et voix à cette idée : l'union fait la force.
Les résolutions adoptées cette nuit-là furent les premières pierres de ce qui allait devenir une lutte séculaire pour les droits des travailleurs. La Première Internationale se fit l’écho de la révolte des ouvriers par-delà les frontières, proclamant que le combat d’un travailleur était celui de tous. En France, en Angleterre, en Italie, en Allemagne, ce cri de ralliement résonna. "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous" : ce mot d’ordre transcendait les différences linguistiques et culturelles. Ce n’était plus la lutte d’une classe contre une autre, c’était la lutte pour l'humanité entière.
La Première Internationale joua un rôle décisif lors des grands mouvements de révolte qui marquèrent l’Europe dans les années suivantes. En 1871, les Communards de Paris allaient trouver dans cette solidarité internationale une source d’inspiration, tandis que les ouvriers allemands et britanniques tissaient des réseaux de soutien inédits. Certes, l’Internationale ne fut pas exempte de conflits internes, notamment entre Marx et Bakounine, deux géants aux visions divergentes sur la marche à suivre. Mais, au-delà de ces dissensions, la Première Internationale resta fidèle à son but ultime : unir les travailleurs contre la tyrannie de l’exploitation.
Et ainsi, cette journée de septembre 1864 marqua le début d’un élan irrésistible. Un élan qui, malgré ses divisions et ses difficultés, ouvrit la voie à toutes les grandes luttes sociales du XXe siècle, depuis les grèves des cheminots jusqu'aux mouvements pour la journée de huit heures. La Première Internationale s’éteindrait en 1876, mais son esprit continuerait de vivre, devenant la flamme qui alluma la Deuxième Internationale, et plus tard, la construction des grandes organisations syndicales à travers le monde.
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